Ce qui est caché sous un tas de livres

Maria Vetrici

 

Des gouttes d’eau frappent doucement la fenêtre. Le vent secoue gentiment les rideaux de l’extérieur. La vieille maison frissonne dans le froid. À l’entrée, il y a une vieille commode de chêne en train de s’effondrer. En entrant, un tapis jaunâtre, loin de sa couleur blanche originale, couvre le parquet de bois franc et mène à un salon douillet. Un fauteuil en velours rouge somptueux et extravagant est posé au milieu de la salle comme un bijou parmi des roches.

Vers l’arrière du salon, des fenêtres, couvertes de l’extérieur par des rideaux, occupent une grande partie du mur. Finalement, on aperçoit une grosse étagère à livres contre le mur, encombrant toute la pièce. Ses rayons sont courbés sous le poids des vieux livres qu’elle tient et des bougies illuminent de petites fissures dans le bois.

Un livre a été récemment ajouté parmi ceux de Proust, Hugo, et Maupassant, parmi les livres de poésie et de littérature, parmi les romans et les vieux manuscrits : La Généalogie de la morale.

Au centre du salon, assise sur le fauteuil, une fille tient un crayon et lit un gros livre, prenant des pauses pour faire de petites notes dans son cahier. Elle a les yeux bruns entourés de gros cernes et ses cheveux roux sont désordonnés et attachés en queue-de-cheval. Le désordre autour d’elle indique qu’il fait longtemps depuis qu’elle a nettoyé sa maison. Autour de son cou, elle porte un collier en or proclamant son nom : Annabelle.

Tout d’un coup, un son fort résonne dans la pièce. C’est le téléphone. Exaspérée, Annabelle saisit son téléphone et répond. Sa sœur, Lucille, commence à parler tout de suite.

–  Hé ma pote, j’ai un besoin urgent ! hurle-t-elle.

Annabelle comprend déjà que sa sœur veut de l'aide avec ses devoirs, alors Annabelle répond d’une manière peu enthousiaste.

– Ah, mais non, tu m’appelles pas maintenant ! J’ai un tas de devoirs c’matin ! répond Annabelle.

– Tu fais tes devoirs, toi ? Ils sont faciles ; t’es maligne !

Comme d’habitude, sa sœur la taquine.

–  Arrête de m’taquiner. Tu veux quoi ? demande Annabelle, d’un ton plat.

Enfin, sa sœur précise la raison pour laquelle elle appelle Annabelle en plein milieu de la journée.

–  Alors, ce matin, c’est un truc de ouf ! J’ouvre mon bouquin de philosophie, j’essaie un problème, je me goure, j’demande à mon ami, il est perdu aussi, j’essaie encore, j‘suis déboussolée ! C’est incroyable !

–  Et tu veux que je t’aide ? demande Annabelle en poussant un soupir.

Sa sœur hésite une seconde et puis elle répond.

–  Euh, oui, dit-elle sans confiance. Et le livre que je t’ai envoyé, tu l’as reçu ?

–  Oui, je l’ai reçu. Pfft, d’accord, je vais t’aider, mais pour trois minutes seulement.

La demande

Ainsi, la conversation commence à se dérouler. Comprenant qu’elle n’aurait plus la chance de faire ses devoirs, Annabelle s’allonge sur son fauteuil. En face d’elle se trouve un gros livre de littérature médiévale rempli d’histoires de douleur, d’amour, de peine, de joie. Parmi ces contes, un récit raconte l’histoire d’un serf qui a travaillé toute sa vie pour survivre à des conditions de vie terribles, finissant en mourant d’une maladie qui serait facilement guérie aujourd’hui. Annabelle croit que c’est une histoire magnifiquement sombre. Le livre, cette Généalogie de la morale, que Lucille lui a envoyée, dit que la souffrance devrait avoir un but. Mais, en fait, on se trouve encore dans ce genre de situation.

En même temps, Lucille est en train de remercier sa sœur.

–  Merci ! T’es la meilleure sœur du monde entier !

Annabelle essaie de cacher son manque d’enthousiasme.

–  Donc c’est quoi cette question impossible à résoudre ? Annabelle demande.

Lucille lit son cahier à haute voix. « Rédigez un argument de deux mille mots répondant à la question suivante : la souffrance est-elle une partie intégrante de la vie humaine ? »

Annabelle lève son regard au plafond et pousse un soupir. Elle pense aux heures qu’elle vient de passer à étudier aujourd’hui, sans pause, ayant commencé dès qu’elle s’est levée ce matin. Comme elle l’a fait plusieurs fois, elle se demande si ce travail vaut le coup. Malgré le temps qu’elle passe à étudier, elle a l’impression que son travail n’est jamais fini, qu’elle ne fait jamais de progrès, qu’elle est coincée dans une situation hors de son contrôle. Elle se sent condamnée au supplice de Tantale.

Tous les jours, en se réveillant, la main de fer se serre dans son ventre et elle redoute la journée qui vient. Comment est-elle parvenue à choisir une vie remplie de peine ?

Soudain, Annabelle se rend compte que sa sœur est en train de lui parler.

–  Hé, tu m’écoutes ? J’te demande si t’as une réponse ou non !

–  Décidément, oui : je crois que la souffrance constitue la vie comme les gouttes d’eau constituent l’océan.

–  Annabelle, t’as le cœur gros ? Ta vie n’est pas un paradis, c’est sûr, mais est-elle si moche que ça ?

Pendant quelques minutes, Annabelle songe à une réponse. Enfin, elle ne peut pas décider, en fait, si sa vie est sincèrement mauvaise. Avons-nous le droit de faire ce genre de jugement ? Elle répond plutôt avec une autre question :

–  Et toi, t’aimes ta vie ?

–  Je crois qu’il vaut pas la peine de la détester. Moi, je suis heureuse même quand j’ai du pain sur la planche.

–  Mais comment ? Je trouve que c’est impossible !

Tout à coup, Annabelle aperçoit son rouge à lèvres sur la table. En fait, c’est le même rouge à lèvres qu’elle avait utilisé la nuit passée.

–  Je t’ai déjà raconté l’histoire de la fête de mardi soir ? demande Annabelle.

–  Non, mais je veux l’entendre. En fait, c'est peut-être le bon moment pour une pause. Raconte-la ! s’exclame Lucille.

–  D’accord. Donc, c’est mardi soir lorsque l’histoire commence.

Le conte

–  Quarante heures plus tôt…, commence Annabelle.

–  Oh là là ! J’aime la suspense, s’exclame Lucille.

–  Le début de la fête s’approchait et je ne m’étais pas encore maquillée ni habillée…

Annabelle attendait cette fête depuis le début de la semaine, mais aujourd'hui, elle avait, inexplicablement, la boule au ventre. En effet, l’occasion paraissait merveilleuse : on se réunissait à un bal pour amasser de l’argent pour la fédération des Amis de la Terre, une association qui vise à atténuer les effets du réchauffement climatique.

Malgré son inquiétude, il était néanmoins l’heure de partir, alors Annabelle a mis sa robe : une robe de tissu bleu diaphane entrelacé de fils qui brillaient comme s’ils étaient faits d’argent.

–  Waouh ! J’aimerais voir une photo ! lance Lucille.

–  Certes, répond Annabelle. Mais laisse-moi continuer…

Annabelle est bientôt arrivée à la fête et, en entrant, la musique envoûtante l’a complètement absorbée. Puis, elle fut époustouflée en voyant la salle de bal ; c’était une salle grandiose au style gothique allumée par des chandeliers magnifiques. Le plafond faisait presque trente mètres de hauteur et les murs étaient couverts de peintures mystérieuses et abstraites. Autour d’elle, les autres invités dansaient, tournaient, flottaient, habillés en grandes robes de tulle et en robes lustrées de satin brillant.

Tout à coup, elle fut saisie par une crainte : est-ce qu’elle s’est bien habillée ? En voyant les robes distinguées des autres femmes autour d’elle, elle commençait à douter du choix de sa tenue. Par comparaison, sa robe ressemblait à un sac de patates mince et pitoyable. Elle s’est presque retournée pour sortir de la salle, mais elle s’est rendu compte de la raison pour laquelle elle est venue : pour appuyer la cause des Amis de la Terre. Donc, elle a marché lentement, à contrecœur, vers la foule de danseurs au centre de la salle. En poussant un soupir, elle les a rejoints en attendant que les enchères commencent.

–  Attends, Annabelle ! Comment c’est possible que tu t’es pas amusée ? Cette fête a l’air très agréable ! interrompt Lucille.

–  Ben, je voulais, mais…. Tu vois…. Euh…, marmotte Annabelle. Tu verras…

Donc, Annabelle est allée chercher les tables de nourriture. C’était incroyable : on ne pouvait à peine voir la surface des tables parce qu’on les a autant couvertes de brochettes, de craquelins, de petits gâteaux au fromage bleu, de la terrine de champignons, et du pain de seigle. Émerveillée, Annabelle a dévoré ces hors-d’œuvre des yeux et puis elle a pris une goûtée de chacun. Malheureusement, elle s’est sentie bientôt malade. Soudain, elle n’avait plus le goût de participer à cette fête. C’était clair qu’elle ne méritait pas de s’amuser ; l’univers lui a clairement envoyé le message qu’elle aurait dû rester chez elle pour faire ses devoirs. Après cette prise de conscience, le reste de la nuit s'est éternisé avec un ennui douloureux et un sens de culpabilité.

–  Les carottes étaient cuites, tu comprends ? ajoute Annabelle. Cependant, je suis restée quand même puisque j’avais déjà promis de participer aux enchères.

–  Non, je ne comprends pas. Cette fête, était-elle une mauvaise expérience ? Ça semblait être incroyable !

–  Laisse-moi tranquille ! Oui, elle semblait être inouïe, mais ce n'était rien d'autre qu'une nuit décevante. Je ne comprends pas pourquoi j'ai pensé que c'était une bonne idée d'y aller.

–  Bien, alors est-ce la fin de l'histoire ? demande Lucille.

–  Non, mais franchement, c'est tout ce qui valait la peine d'être dit, répond Annabelle.

–  Alors, dis-moi, pourquoi est-ce que tu l’as racontée ? demande Lucille.

Annabelle s’esclaffe :

–  En fait, je ne me souviens pas ! Non, mais c’est trop drôle ! De quoi parlait-on ?

L'oubli

–  Si, j’y réfléchis, on parlait de cette fête parce que… ? songe Lucille.

–  Parce que j’ai vu mon rouge à lèvres ! Je l’ai vu pendant qu’on parlait de tes devoirs pour un de tes cours.

Soudain, les yeux de Lucille s'illuminent :

–  Oh, je me souviens ! On discutait de ma question de philosophie !

–  Ah, c’est vrai, affirme Annabelle.

–  Donc, qu’est-ce qu’on a décidé ? Mon papier reste blanc comme la neige.

–  Je croyais que c’était évident que oui, la vie est remplie de souffrance. Par exemple, considérons cette fête : j’aurais dû m’amuser, mais la soirée a été remplie de peine.

–  Tu crois ça honnêtement ? demande Lucille.

Annabelle prend une respiration profonde ; ses yeux se rabaissent et son sourire s’efface.

–  Oui.

Lucille ne comprend pas ce sentiment profond de chagrin, alors elle essaie de changer de sujet pour que sa sœur se sente mieux.

–  Annabelle, as-tu des plans sympas aujourd’hui ?

–  Non. Mes plans, ils sont tous absolument pénibles– je ne fais qu’étudier, se lamente Annabelle.

En ce moment, les mots d’Annabelle vont droit au cœur de Lucille, mais elle n’a aucune idée comment régler le problème.

–  Il semble que tu brûles la chandelle par les deux bouts ! Tu voudrais aller dîner avec moi ? propose Lucille, espérant faire sourire sa sœur.

–  Bien sûr, je voudrais. Mais tu vois le problème, n’est-ce pas ? Si je m’en vais dîner, je serais pas à la maison et donc je ferais pas mes devoirs. En revenant à la maison, j’aurais donc une montagne d’travail et pourtant moins de temps pour m’en occuper ! C’est illogique ! En fait, je crois que ceci le prouve : la misère, on ne peut pas l’éviter.

–  D’accord, murmure Lucille.

–  En fait, tu sais quoi ? J'en ai plein le dos de tous ces devoirs, mais j’peux plus papoter ; je dois les terminer.

–  C’est vrai ? Donc vas-y, finis tes devoirs et on parlera plus tard, répond Lucille, un peu triste.

Aussitôt, elle dit au revoir à Annabelle et la laisse terminer ses devoirs. Elles raccrochent leurs téléphones. Annabelle, enfin libérée de cette conversation, s'enfonce dans sa chaise. Le nœud dans son estomac se resserre et elle pousse un soupir. Avec difficulté, elle force ses yeux à rester ouverts et elle retourne à son travail. L’horloge tourne lentement. Peu à peu, sa feuille de papier devient tachée de petites gouttes d’eau salées.

Un peu plus tard, de l’autre côté de la ville, Héloïse, une amie de Lucille, décroche son téléphone et compose le numéro de téléphone de Lucille. Elle a hâte de raconter l'histoire de la fête de mardi soir à Lucille. Selon Héloïse, cette fête était, sans aucun doute, un énorme plaisir.

–  C’était une fête parfaite ! Elle a eu lieu dans une salle de bal grandiose et magnifique. Les invités étaient habillés en robes scintillantes cousues de matériaux exquis. Et la bouffe était incroyable ! Je crois que c’était une des meilleures soirées de ma vie ! raconte Héloïse.

–  Je le crois pas, Héloïse ! s'exclame Lucille. Annabelle y est allée aussi, n'est-ce pas ?

–  Oui et tu sais quoi ? Elle a même remporté une des enchères avec son don ! Un collier en or personnalisé a été sculpté pour elle cette nuit même ! Chaque invité l’a complimentée sur son collier.

–  Non, mais c’est pas vrai ça, murmure Lucille. Hé, attends une seconde, je dois modifier la réponse que j'ai écrite pour mon travail de philosophie.

–  Alors, que fais-tu ce soir ? demande Héloïse.

–  Tu sais quoi ? Je sais exactement ce que je veux faire. En fait, malheureusement, je dois d’abord faire un autre appel.

Derrière la vieille maison, frissonnant de froid, le soleil commence à se coucher pendant que les gouttes d'eau continuent à frapper la fenêtre doucement. Le ciel s'assombrit et acquiert peu à peu la couleur de l'encre. On peut à peine l'apercevoir, mais la vieille commode de chêne s'est effondrée légèrement au cours de la journée. Cependant, la chambre est éclairée par une lueur douce et chaleureuse.

Au centre du salon, autour du fauteuil, des tas de papiers et de cahiers sont éparpillés ici et là, attendant patiemment leur maître, ne sachant pas combien de temps ils vont devoir patienter. Une courtepointe est posée sur le fauteuil au hasard, froissée là où quelqu'un était assis trois minutes plus tôt.

 

À propos de l’autrice 

 Je m’appelle Maria Vetrici et je suis étudiante d’ingénierie qui a récemment transféré ayant commencé mon éducation postsecondaire en mathématique. J’étudie le français depuis que je suis jeune et j’espère continuer à l’étudier