Traversant le fantasme, mais il n’est pas toujours possible

Iris Tang

 

Enfin! Après une semaine occupée, je passe une nuit tranquille dans ma propre chambre. Pendant quelques heures, je m’éloigne du monde imbu de conflits tumultueux, pétri de complots incessants. La réalité écrasante me semble indifférente. À droite de ma table, le haut-parleur joue les nocturnes de Chopin qui m’emmènent au 19e siècle. Ce moment nostalgique alimente mon esprit au point que je retrouve la paix intérieure. Le seul devoir est l’exposé de la philosophie camusienne. Selon moi, traiter du sujet compliqué devient une forme de jouissance intellectuelle. Lorsque l’océan des théories des grands penseurs me submerge, une discordance sonore brise l’atmosphère calme faisant voler l’inspiration et me force à retourner à la réalité. Jetant un coup d’œil sur mon portable. Très bien ! C’est ma copine, Qouette, une étudiante spécialisée en science informatique, qui adore la philosophie postmoderne. Que fait-elle ici ? Elle est censée lire Deleuze maintenant ! Je décroche mon cellulaire. Le silence…mais j’entends des bruits vagues de pleurs. Je respire profondément de l’air en espérant que ma voix sera douce et amicale. -Q, t’es là ? -Lys, à quoi ça sert…$%?# (des mots inaudibles) …la trahison d’A…Mizerve… Je veux raccrocher tout de suite au nez. Son cri en chialant fait mal aux oreilles. Depuis que Qouette a commencé à lire les livres qui sont écrits par les philosophes gauchistes, elle a montré tous les « symptômes de la dépression » : son état d’esprit n’était pas stable, car elle se plaignait toujours de son père violent et irresponsable ainsi que de sa tendre mère inutile ; quand j’ai passé du temps avec elle, elle prêchait sans cesse la philosophie communiste et a attribué son échec de la vie au système capitaliste; finalement, elle m'a dit plusieurs fois qu'elle voulait se suicider. Oh, mon Dieu ! En tant qu’amie, je n’ai pas d’autre choix. Je ne veux pas l’irriter :

- Calme-toi, je suis toujours là pour toi, l’assuré-je.

Elle s’efforce d’arrêter de sangloter.

-  Anymez…la pute couche avec Mizerve. Ostie de malade! s’écrie-t-elle, j’veux pas vivre. Ça sert à quoi ? Yse…tue-moi, TUE-MOI ! MAINTENANT !

-  Jamais ! Dieu ne me pardonnera pas de faire ça. Dis-moi ce qui s'est passé si tu peux.

Puis, elle me confie son « histoire d’amour ».

 

Une nuit joyeuse et chanceuse
- au téléphone -

Retournons à un samedi soir de septembre où son « bonheur » a commencé.

Il pleuvait des cordes. Le vent hurlait dans la rue vide. Cependant, la mauvaise météo n’a pas ruiné la bonne humeur de Qouette parce que son amie, Anymez, l’avait invitée à une « réunion » entre les fans et leur youtubeur préféré, Mizerve, dont la chaîne était consacrée uniquement au contenu philosophique. Même si Qouette avait passé une nuit blanche pour feuilleter les documents, elle n’était pas éreintée. À vingt heures précises, elle est apparue devant un bar nommé « Geist », l’endroit de la réunion, qui appartenait à Mizerve. Sans hésiter, elle a ouvert la porte. L’intérieur du bar était décoré à la manière postmoderne avec une peinture à figures géométriques accrochée au mur, des lustres minimalistes irréguliers, un comptoir à verre dépoli ondulé entourant à moitié les étagères à vins. À gauche de l’entrée, les gens en groupe de cinq ou trois s’asseyaient autour d’une table en bois. Lorsqu’elle s’est approchée de la table, leurs conversations ont sauté dans ses oreilles :

-  L’Autre n’existe pas, mais un sujet peut occuper la position de l’Autre.

-  D’accord, dans ce cas, il obéit à la « moralité du public » si ça existe, force les autres personnes à y obéir. Carrément, il veut acquérir la vision de l’Autre, la position « neutre » …

……

Ce lieu était un vrai paradis de la philosophie !

-  Ici, Qouette, ici…

Au moment où Anymez lui a fait coucou d’une table au coin du bar, Qouette s’est dirigée vers elle. Peu de temps après avoir rejoint les garçons qui jacassaient comme des pie, Qouette s’ennuyait : rien de neuf à apprendre, car ils étaient trop nuls, connaissaient superficiellement les théories, posaient des questions banales ! Le menton sur la main, son regard était attiré par un homme dont la silhouette ressemblait au sapin magnifique dans la forêt des peuples. C’était Mizerve ! Elle a détourné rapidement les yeux; ses joues ont rougi jusqu’aux oreilles. Lorsque Mizerve s’est pointé dans le bar, Anymez a remarqué le comportement bizarre de Qouette.

-  Je l’sais. T’as toujours eu un petit faible pour lui. L’audience fidèle, t’veux ajouter son Facebook ?

-  Ouais, mais j…Anymez ! Arrête !

Anymez l’a traînée vers Mizerve.

-  Bonsoir, Mizerve. Nous sommes contentes de vous voir en chairs et en os, a dit Anymez. Nous nous sommes abonnées à votre chaîne depuis le début. Q, elle commente souvent vos vidéos. Elle se passionne pour la philosophie. Si ça ne vous dérange pas, voulez-vous l’ajouter comme amie sur Facebook ?

-  Pourquoi pas ? a répliqué Mizerve avec un sourire. Je suis ouvert à toute sorte de discussion. Tenez-moi au courant si vous avez de nouvelles idées à propos des sujets philosophiques ou de problèmes à propos de vos vies.

Pour notre héroïne timide, tout s’est déroulé sans heurts cette nuit-là.

Comment le cœur de Quoette est brisé par « ses amis »
- au téléphone -

Je ne peux pas comprendre le fait qu’une fille peut tomber amoureuse d’un inconnu qu’elle n’a jamais fréquenté dans la vie réelle.

-  Pourquoi ce mec est-il charmant ? ai-je demandé, perplexe. J’ai regardé des vidéos de Mizerve : son apparence moyenne, son contenu difficile à suivre, son caractère irascible…Worst of the worst : chaque fois qu’il chante, sa voix détonante me donne un horrible cauchemar. T’pense pas qu’il est un peu trop idéaliste en tant que youtubeur ? Comme s’il voudrait guider la praxis avec sa philosophie althussérienne ? marxiste ? zizékienne ? J’sais pas. Bref, ne sois pas idiote.

-  Quels commentaires à la con ! T’es bête. T’as jamais lui ni Althusser ni Marx ni Žižek. T’es éprise d’histoires bibliques, d’un mode de vie idyllique, prémoderne, n’est-ce pas ? T’comprends rien ! s’offusque Quoette. Notre mission, c’est de libérer le peuple enchaîné par le système du capitalisme global. Il souffre de ça, mais t’vois pas. J’rêve de trouver un mec qui peut m’écouter et qui est assez intelligent pour discuter avec moi de ces problèmes sociopolitiques. Lui et moi formerions un bon couple révolutionnaire. Chaque fois, quand j’pense à lui, j’vois la vie en rose.

Puis, elle me montre les captures d’écran de son historique complet de chat avec Mizerve en ligne. Bien que, dans la vie réelle, Quoette soit toujours silencieuse comme un faon caché sous l’ombrage des arbres, elle est comme un poisson dans l’eau quand elle clavarde en ligne avec les internautes. À partir du soir de la réunion, elle lui a envoyé des milliers de messages. Elle s’est enivrée des réponses de Mizerve, en dépit du fait qu’ils étaient laconiques, comme « ouais », « malheureux » ou rien. « Pauvre fille ! elle souffre d’une histoire amoureuse imaginée dont la réalité n’offre pas de preuve raisonnable. Ayons pitié pour son phantasme fou ! », ai-je pensé en soupirant.

-  J’crois qu’il m’aime, mais pourquoi Anymez a fait ça… murmure-t-elle d’une voix tremblante, désespérée.

Chaque vendredi soir, Quoette avait l’habitude de diner avec Anymez dans un bar. Cette semaine, A lui a dit qu’elle n’avait pas de temps. Alors, Quoette est partie seule au bar. Elle était de bonne humeur à cause des réponses de Mizerve en ligne. Toutes les choses dans la rue lui faisaient plaisir : les roses fanées lui souriaient; le vent glacial la félicitait de se rapprocher de son idole; les bruits dérangeants des klaxons étaient un flot de mélodies agréables à l’oreille.

Lorsque Quoette est entrée dans le bar, elle a repéré un visage familier dans la foule. Cette fille s’est maquillée légèrement. Ses cheveux blonds, lisses, dénoués, brillaient sous la lumière orange. Sans doute, c’était A qui tenait la main d’un homme qui s’asseyait en face d’elle.

-  J’me trompe pas. J’ai vu cet homme mille fois en rêve, s’arrête Quoette temporairement, comme si elle prenait tout son courage pour me confier les détails de ce jour. Mizerve, il est sorti avec Anymez. Il a trahi notre promesse d’amour, de mouvement social. Et cette pute facile, impudique, licencieuse ! Elle pense qu’elle se déguise bien. Je le sais, j’sais tout ! J’suis la meilleure disciple. Elle ne lit JAMAIS de philosophie. Pourquoi l'a-t-il choisie plutôt que moi ?

Quel dommage ! On ne sait pas s’il a fait une promesse d’amour, de révolution ou non, mais la courte « histoire d’amour » de notre héroïne s’est terminée en découvrant la trahison de son amie et son amant imaginaire. À ce moment-là, ayant le cœur gros, les larmes débordées de ses yeux, Quoette a quitté le bar sans dire un mot.

La tentative de consoler Quoette et l’explication d’Anymez
- au téléphone -

Retournons au moment présent où Quoette se renferme en pleurs dans son propre appartement sans boire ni manger.

-  Lys, Lys, ils m’abandonnent. Ils étaient bons. L’un était l’étoile Polaire qui guide les jeunes qui se sont perdus; l’autre était la lune qui console mon âme désespérée avec sa lumière fraîche, douce, périssable. Nous ne retournons plus au temps ancien. J’veux rester dans ma chaumière en ayant de relations sociales. Rien n’explique mon trauma. Je n'ai plus de raisons de vivre. J’ai besoin de toi MAINTENANT, chez moi, s’écrie Quoette d’une voix enrouée.

-  Eh…j’ai du pain sur la planche. Trois mi-sessions dans une semaine, mens-je avec hésitation.

Je connais ses gémissements pour rien sur le bout des doigts. Comme toujours, je ne peux jamais les supporter. Alors, j’ajoute après une seconde afin de la consoler :

-  Mais, j’peux te rendre visite demain. Nous pouvons faire une excursion. T’as besoin d’air frais.

-  Je n’ai plus de temps. Lys prouve que Lys peut vivre en bonheur sans moi, Q n’est pas heureuse sans Lys. Je n’oublie Mizerve jamais, Y…

-  Okay. T’as raison. Demain, à 12 heures. Je l’ai interrompu et j’ai raccroché le portable.

Selon moi, s’éloigner de la foule pendant un moment est un bon traitement pour une peine d’amour. Je suis certain que ce plan marchera bien !

Dans la rue

Avant d’aller à son appartement, je fais les courses au coin de la rue. Par hasard, je rencontre Anymez. Plus belle que jamais, elle porte une robe à fleurs, marche d’un pas leste, rayonne de joie. Elle me frôle dans la rue et je l’arrête, l’interroge :

-  Pourquoi t’fais ça à Q ?

-  Quoi ? répond-elle, paumée.

-  T’as couché avec Mizerve, n’est-ce pas ? Ayant été une amie avec elle depuis cinq ans, A, tu sais TOUT. Q est fragile, sentimentale, vulnérable… Tu n’as jamais pensé aux conséquences de ton action ?

-  Les conséquences ? dit-elle avec légèreté. Je sors avec lui et je fais l’amour comme ce que d’autres adultes font. Dis-moi quel est le problème.

-  Q voulait se suicider puisqu’elle a vu que t’avais pris son homme, son amant imaginaire. T’es pas désolée ? T’as un cœur de pierre ! l’ai-je accusé, fâchée.

-  Occupe-toi de tes oignons. Rétorque-t-elle impatiemment avec les bras croisés. J’espère que toucher le fond la forcera à accepter la réalité. Peut-être, elle agira davantage comme une grande personne et arrêtera de jouer la spécialiste de philosophie en ligne. Trop nulle ! Excuse-moi, j’ai d’autres chats à fouetter.

Anymez m’ignore et continue sa promenade. Je ne peux pas croire qu’elle est une connarde si hypocrite, si insensible, si méchante. En route vers chez Quoette, je décide que je ne lui dirai pas ce qu'Anymez a dit pour éviter de blesser Quoette.

Fin

Qouette et moi, nous faisons une excursion d’une journée dans la vallée de Rose. Je crois toujours que l’air frais facilite sa guérison de l’esprit. Si cela ne marche pas, je ne sais pas ce que je pourrais faire pour l’aider à sortir de l’état déprimé. Sous le ciel où les nuages s’écoulent précipitamment à l’horizon étroit, la lumière fragile et fugace du soleil automnal teinte les arbres à feuilles caduques d’une couche jaune d’or. La couette de la verdure vivace en été se transforme en mosaïque bariolée. Parmi la symphonie des mille couleurs bigarrées, Qouette porte une robe blanche; son visage est blême sans maquillage; la tristesse émacie son corps. Elle ressemble à un fantôme qui disparaîtra dans un instant. Son regard sombre s’attarde sur les écureuils gris qui ramassent des pommes de pin et se bagarrent énergiquement. Pendant longtemps, elle s’assoit sans bouger près d’un petit ruisseau. Les écureuils retournent au bois. Les oiseaux se baignent dans l’eau. Alors que le soleil se couche, elle me fait un sourire railleur en ricanant : « Toi, t’es crétine sans ta propre réflexion. T’sais seulement d’consommer la philo et le symbole de la littérature. Tu t’fous des gens autour de toi. Plein de stéréotypes. Ni moi ni lui ne vous respecterons. Continuez votre vie damnée ! »

Elle se met à courir vers la forêt. La belle silhouette pâle comme neige se dissout dans la faible lueur crépusculaire. Je ne la suis pas. Je suis sidérée de ses paroles blessantes. Pourquoi m’accuse-t-elle ? Je jure que je n’avais aucune intention malveillante. Désormais je ne me rends pas chez elle. C’est difficile de se confronter au mécontentement et à la déception.

Après quelques semaines, lorsque je navigue sur internet, une nouvelle apparaît : les randonneurs ont trouvé un cadavre dans la vallée de Rose. Le médecin légiste a déterminé la cause du décès : elle s’est perdue dans la vallée et est morte de faim.

Cliquant sur l’image.

C’est elle…

La culpabilité. J'ouvre la Bible et commence à lire. Si je ne l’ai pas laissée disparaître dans la vallée, peut-être, elle ne s’était pas tuée comme ça. La vie n’est pas facile pour tout le monde. Quoette était accablée de trauma, de souffrance. Alors, elle s’est tournée vers la philosophie, vers un faux prophète. Bien entendu, le fantasme est une panacée : on peut jouer n’importe quel rôle en ligne. Pourtant, Mizerve n’est pas Minerve; Quoette n’est sa chouette. Il n’est pas le Christ; elle n’est pas son apôtre choisi…

Je souhaite que Dieu prenne soin de sa pauvre âme. Beaucoup de choses pourraient être responsables de sa mort : le fantasme d'amour, l'illusion du mouvement communiste, le rêve brisé, les amis méchants, le faux sauveur Mizerve…Bref, c’est simplement un accident.

En parlant de Mizerve, avec sa chaîne prospère sur Youtube, il continue à corrompre les jeunes avec sa philosophie révolutionnaire, son « cosplay » politique. Bientôt, il y aurait une autre Quoette trompée par son apparence. On le crucifiera un jour ou l'autre. On verra bien.

Dieu prédestine la mort, le Jugement et le salut.

Oui, Dieu. Mon index glisse sur ce mot. Je ferme le livre.

Mon cœur est égayé par un espoir mystérieux.

 

 

À propos de l’autrice :

Iris Tang vient de finir ses études en littérature française à l’Université de Toronto.