Panique dans la vieille capitale

Benjamin Kersey

 

- Joseph, qu’en penses-tu ?

Je me suis réveillé de mon petit rêve– je rêvais souvent durant le jour. Mais quelle question m'avait-t-elle posée ?

- Désolé, m’man, je ne t’écoutais pas. Quelle était la question ?

- Notre voyage à Québec, on le fais-tu ?

Il y a quelques semaines, on avait pensé visiter la ville de Québec avec ma cousine Béatrice, ma tante Élisabeth, et ma grand-mère, qu’on appelle Mamie. La pandémie semblait toucher à sa fin, nous avions tous reçu nos deux vaccins, et ça nous tentait de sortir de chez nous, visiter la ville préférée de notre matriarche, et manger de la bonne bouffe.

- Bien sûr, m’man !

Après un long voyage banal en auto avec nous cinq dans notre Subaru Forester, nous sommes arrivés à notre destination. Nous sommes allés à un super resto dans la ville qui s’appelait Chez Gaston pour célébrer le début de notre séjour. Mon plat était impeccable : une joue de bœuf braisée, une purée de patates douces à l’érable et des légumes racines. J’en ai même rêvé ce soir-là dans notre hôtel, où j’ai extrêmement bien dormi dans un beau, gros lit confortable.

- Joseph, réveille-toi.

Je me suis réveillé en sursaut, en entendant les mots de ma mère. J’ai regardé l’horloge-- il était huit heures et demie. Je me suis demandé : pourquoi me réveille-t-elle si tôt ? Est-ce que les autres étaient réveillés et voulaient déjà sortir pour déjeuner ? Je m’en doutais.

- Est-ce que ça va ?

- Oui, ça va, Joseph, mais je ne trouve pas mon téléphone cellulaire.

- Ah, merde. T’as cherché partout dans la chambre ?

- Bien sûr, Joseph.

- T’as regardé dans ta sacoche ?

- Bien sûr, Joseph.

- T’as regardé sous ton lit ?

- Bien s-- en fait, non.

Elle s’est rendue près de son lit, elle s’est mise à genoux pour voir, et…

- Rien non plus.

- Mais c’est un cauchemar… veux-tu aller voir si Élisabeth, Béatrice et Mamie sont réveillées dans l’autre chambre ? Peut-être qu’une d’entre elles l’a pris par accident.

- C’est une bonne idée. J’y vais tout de suite.

Notre premier matin dans une ville étrangère, et on a déjà perdu un téléphone cellulaire. Quel beau début à notre voyage. Je lève mon verre vers la vieille capitale.

On a frappé à la porte de la chambre où dormaient les filles. Alors que la porte s’ouvrait, on a vu Élisabeth, qui semblait être encore à moitié endormie.

- Ça va, Renée ?

- Elle a perdu son cellulaire, j’ai répondu pour elle.

Enveloppée dans ses couvertures comme dans un cocon, Béatrice a ajouté :

- Mais non, mais non, mais non. T’es-tu sûre que t’as regardé partout ?

- Oui, on a fouillé la chambre. Mon cell a des jambes, on dirait : y est parti.

- On devrait se séparer en groupes pour trouver le cellulaire, répliqua Béatrice. Joseph et Renée, vous pourriez retourner au resto où nous sommes allés hier. Élisabeth et moi, on retournera au parking de l’hôtel, jeter un coup d'œil : ton cell pourrait être dans la voiture. Mamie, toi, tu… tu pourrais demander à la réception de l’hôtel.

- C’est une bonne idée, Béatrice, dit ma mère. J’vous donne mes clés, pis nous on part immédiatement. Vous texterez Joseph pour le tenir au courant. Dépêchez-vous: on a du pain sur la planche.

Rendus au restaurant, on a cogné à la porte. Il n’était que neuf heures et demie. Une femme nous a vu à la porte et a fait signe que le resto n’était pas encore ouvert. Après avoir fait signe qu’elle viendrait à la porte, elle l’a débarrée et nous a demandé :

- Comment j’peux vous aider ? J’vous ai fait signe dix mille fois, le resto n’est pas encore ouvert.

- On était ici hier soir, dit ma mère. Je trouve pas mon cell, je me demandais si vous en aviez retrouvé un dans le resto.

- Désolé, madame. On n'a rien trouvé.

Pendant ce temps, Élisabeth et Béatrice se sont rendues au parking.

- J’m'imagine pas sans mon cell, dit Béatrice. Ça me tuerait de le perdre.

- Toi, l’influenceuse, faut que t’apprennes à vivre sans ton cell. Ça te ferait peut-être du bien de l’perdre.

Alors qu’Élisabeth débarrait les portes de la voiture, Béatrice roula ses yeux.

- Occupe-toi de tes ognons, maman, dit-elle.

- Cherche de ton bord, je regarderai du mien.

Après quelques minutes, elles se sont regardées, baissant les bras.

Au même moment, Mamie s’est rendue à la réception de l’hôtel. Elle a demandé à l’employé derrière le comptoir :

- Bon matin. Auriez-vous trouvé un téléphone cellulaire à quelque part ? Ma fille a perdu le sien et on essaie de le retrouver.

- Moi, non, je n’ai rien trouvé, mais j’irai vérifier au comptoir des objets perdus.

Quelques minutes plus tard, il revint.

- Non, madame, désolé. Il n’y a rien.

Quasiment en même temps, j’ai reçu le même texto de Mamie et de Béatrice: « Rien. :( »

Plus tard, de retour à l’hôtel, tout le monde était découragé.

- Quel malheur, dit Mamie. Ça fait des heures qu’on le cherche. Y a l’air de quoi, ton machin ?

- C’est un iPhone, Mamie, a répondu Béatrice en sortant le sien. Ça a l’air de ça.

- C’est vrai, toi, t’as pas un super cellulaire, ajouta Élisabeth. Ça vaudrait peut-être la peine de t’en acheter un, Maman.

- Y est bien correct, mon téléphone. Les vôtres coûtent les yeux de la tête.

Lorsqu’elle a sorti son téléphone de son sac à main, on avait un fou rire. Le téléphone à Mamie, c’était un Nokia 3310. En 2021, on aurait dit un machin préhistorique.

- C’t’un dinosaure ! Peux-tu même envoyer des textos avec ça, Mamie ? lui demanda Béatrice, en riant.

- Il te faudrait un nouveau cell, Maman, dit ma mère. Tu pourrais utiliser FaceTime, tu pourrais checker tes courriels… y a aussi Find My iPhone, qui est ben utile…

En entendant ceci, Béatrice ajouta :

- Faut dire que c’est pas aussi utile que ça, ça a pas marché pour finder your iPhone, Renée… Silence total. Béatrice continua :

- T’as checké si tu pouvais le trouver, non ?

- Euh, non, répondit ma mère.

Tout le monde s’est regardé, sauf Mamie, qui ne comprenait pas à quoi servait l’application. Je me suis levé en courant vers mon laptop, que j’ai pris et ouvert instantanément. Le site web m’a accueilli chaleureusement avec un écran blanc ou il fallait que je mette l’adresse courriel et le mot de passe de ma mère.

- Je connais ton adresse courriel, m’man, mais je ne connais pas ton mot de passe.

- Euh, essaie… Arielle22.

- Évidemment, t’utilises le nom à Arielle, je le savais que c’était ton enfant préférée, j’ai dit pour moquer Maman.

- Lâche-moi donc, Joseph.

Bip-bip.

- Ça n’a pas marché. Il nous reste deux essais.

- Essaie Joseph22.

Bip-bip.

- Un autre essai, m’man. Penses-y fort…

- Je l’ai sur le bout de ma langue. Essaie… TiLoup22.

Succès.

- Vraiment, t’as utilisé le nom de notre chien pour ton mot de passe, et pas le nom de tes propres enfants ?

- Personne ne le devinerait !

- Même pas toi, apparemment…

Là, ça devrait être un jeu d’enfant. La page web apparaît, mais un message d’erreur nous attend :

« Aucun téléphone n’est associé à ce compte Apple. »

- Maudite marde, misère ! a crié ma mère, qui utilisait rarement des gros mots.

Après cette énorme déception, on en avait par-dessus la tête. Un téléphone perdu, un compte Apple inutile, un voyage quasiment gâché… c’était l’apocalypse. Encore assis dans la chambre d’hôtel, on a décidé finalement d’aller dîner dans un bistro près d’où on restait. On a dîné, et par la suite, on a décidé d’aller visiter l’Île d’Orléans. C’était un des endroits qu’on voulait tous aller visiter, alors on s’est dit que d’y aller, ça nous remonterait le moral.

Une heure plus tard, rendus là-bas, on se demandait où on voulait se rendre en premier. Les options étaient illimitées : Béatrice voulait aller visiter la chocolaterie, Maman voulait aller visiter un des vignobles, Mamie voulait aller visiter une maison historique, et Élisabeth voulait aller voir un autre des vignobles sur l’Île qui se spécialisait en produits de cassis. Moi, j’étais juste heureux de suivre ma famille. On a décidé d’aller au vignoble qui intéressait Maman, à cause du mauvais début de journée qu’elle avait eu. On a pensé que ça lui ferait du bien.

On s’est baladé entre les rangées interminables d’arbustes et de vignes, mais ça commençait à être long. L’événement de l’après-midi, ça allait être la dégustation des vins. On est une famille qui adore le vin. Que ça soit le pinot gris, le riesling, le chardonnay, le pinot noir, ou n’importe quel autre vin, on en raffole-- sauf le shiraz. Collectivement, les Bouchards détestent le shiraz.

Pendant la dégustation, on a pris notre temps, mais c’était clair que Maman avait le cœur gros.

- Ça va, m’man ? je lui demandai.

- C’est mon cell, Joseph. Ça me dérange de l’avoir perdu. Plus que tout, c’est les photos que je suis déçue d’avoir perdues. Un cell, ça s’achète, mais les photos qui sont là-dedans, tous nos souvenirs… tout partis à jamais. Pis en plus, mon compte Apple ne fonctionne pas. J’les ai vraiment perdues, ces photos-là.

- Renée, je suis certaine qu’on le retrouvera quelque part, ajouta Béatrice. Il se cache probablement en pleine fa--

- Oh mon Dieu, dit lentement ma mère, bouche bée.

Elle regardait une femme assise à une autre table, qui sortait son téléphone cellulaire de sa sacoche.

- Vous allez me détester. Le jour de notre arrivée, je portais une robe qui n’avait pas de poches, pis je voulais ranger mon cellulaire, alors… as-tu amené ton sac à dos à l’Île d’Orléans, Joseph ?

- Non, il est dans notre chambre d’hôtel.

Instantanément, elle s’est levée et a commencé à courir. Elle s’est écriée, rapide comme un éclair,

- Venez-vous en !

Rendus au parking de l’hôtel, Béatrice et moi avons couru à toute vitesse vers l’ascenseur. Élisabeth et ma mère sont restées avec Mamie, qui marchait lentement après un long avant-midi. Finalement, l’ascenseur est arrivé à notre étage et nous y sommes entrés. Malheureusement, chaque bouton pour chaque étage avait été poussé, donc de peine et de misère, et pour ce qui semblait être les quatre plus longues minutes de notre vie, nous nous sommes rendus à la chambre.

- Si je trouve le maudit con qui a fait ça, disait Béatrice, rendue au dixième étage, je vais le tuer.

En sortant de l’ascenseur, j’ai couru à toutes jambes en sortant ma carte de chambre de mon portefeuille. J’ai mis la carte sur la porte pour la débarrer, j’ai tourné la poignée, et la porte ne s’est pas ouverte. J’ai répété cela deux ou trois fois, jusqu’à ce que Béatrice me dise :

- Tu sais que c’est ta carte Presto que tu tiens dans ta main ?

J’imagine qu’en courant, j’ai sorti la mauvaise carte de mon portefeuille. J’ai ressorti mon portefeuille, j’ai pris la bonne carte, et comme par magie, la porte s’est ouverte. J’ai ouvert mon sac à dos, et voilà, on a découvert le téléphone de ma mère.

- Hourra !

En sortant de la chambre avec le téléphone cellulaire retrouvé, Élisabeth, ma mère et Mamie sortaient de l’ascenseur. Mamie, fatiguée, est partie se coucher dans sa chambre, mais Béatrice, Élisabeth, ma mère et moi avons décidé que la journée n’était pas finie, et que nous allions visiter le vignoble qui intéressait Élisabeth sur l’Île d’Orléans.

Aussitôt arrivés, nous avons fait quelques dégustations et des belles marches plus plaisantes que les dernières sur le terrain du vignoble, quand Béatrice s’est tournée vers ma mère et moi en disant:

- Oh my god. Vois-tu la femme là-bas avec son sac à dos ?

- Oui, avons dit ma mère, Élisabeth et moi.

- Regardez la petite tête qui sort de son sac!

Un petit chat sortait sa tête de son sac à dos. Nous étions déçus que Mamie n’était pas là pour voir le chaton, mais ma mère a sorti son téléphone pour prendre une photo, pour qu’elle puisse la lui montrer plus tard.

 

À propos de l’auteur 

Benjamin Kersey s'apprête à compléter son baccalauréat en musique avec une double majeure en piano classique et en littérature française. Hors d'un contexte académique, il est un directeur musical et pianiste collaboratif Franco-Ontarien reconnu pour sa polyvalence stylistique, dont le talent a été décrit comme étant « absolument merveilleux, musicalement et techniquement ». Benjamin est un lauréat de la bourse ARTES, un prix prestigieux pour des artistes Franco-Ontariens, et l’été 2022, il a été sur la scène du Winter Garden Theatre comme directeur musical associé du spectacle Take The Moment, produit par The Musical Stage Company et mettant en vedette Cynthia Dale.