Monsieur Spock de Toronto

Justin Huh

 

- Pourquoi couvrir de belles oreilles avec des trucs dwaeji[i]?

Lee a mis sa main sur ses lobes Vulcans en quittant l’appartement. Même s’il avait du mal à comprendre le <<fran-éen>> de Halmoni[ii], il pouvait reconnaître le regard qu’elle lui donnait. C'était le même qu’elle lui avait donné quand il lui avait montré les chaussures Jordan qu’il avait achetées dans la friperie, ou quand il avait essayé de lui montrer l’affiche de Captain Kirk qu’il avait gagnée lors d’un concours de lecture à l'école : un regard critique. Pourtant, il ne pouvait pas comprendre pourquoi Halmoni se comportait de cette manière aujourd’hui. C'était seulement un costume.

Les parents de Lee ont dû partir tôt pour ouvrir le petit dépanneur qui se trouvait au rez-de-chaussée de leur petit appartement de Parkdale. Bien que ça faisait seulement trois mois que la famille Kim avait déménagé à Toronto, Lee avait l'habitude de se lever seul le matin. Leur routine n'avait pas changé depuis qu'il était né, même si l’espace qui les entoure avait changé. Séoul, Ho Chi Minh City, Paris, Montréal, Toronto en 10 ans, pour la plupart des enfants de son âge, cela semblait une vie misérable. Il y avait encore des boîtes qui n'ont pas été défaites dans leur appartement, un rappel du manque de permanence dans leur vie. Mais Lee s'est habitué. Peut-être que c'est la raison pour laquelle Lee avait une adoration pour Star Trek. Pour rester heureux, chaque ville présentait une nouvelle aventure, un nouveau monde à explorer.

Peut-être que c'est pourquoi Lee voulait se déguiser comme Spock pour l'Halloween. Malgré le fait qu'il y avait des personnages asiatiques dans Star Trek: Monsieur Sulu et Harry Kim, depuis que Lee a vu un épisode sur la petite télévision dans leur appartement à Montréal, il était fasciné par le personnage de Spock. Il ne savait pas pourquoi le Vulcan le fascinait : peut-être c'était sa philosophie centrée sur la logique, peut-être c'était le fait qu'il était un extraterrestre. Peu importe, il voulait être Spock.

Il était hors de question d'acheter un vrai costume sur l'Internet, car les Kims n'avaient pas d'ordinateur. Alors, ils ont dû improviser. Une vieille chemise sportive bleue, sur laquelle on avait collé un delta en papier au-dessus de sa poitrine gauche et des bandes en papier d'aluminium aux manches, est devenue son uniforme de la Starfleet. Avec un peu de carton venant d'une boîte qu'ils ont utilisée pour leur déménagement, les oreilles de Lee avaient maintenant les points caractéristiques des Vulcans. Les restes de la boîte, avec un peu de peinture de la boutique d'artisanat, sont devenus son tricordeur. Mais la pièce de résistance était le communicateur. Pas un projet DIY, mais un vrai communicateur que ses parents avaient acheté pour fêter ses dix ans, fait dans la même usine où son père avait travaillé au Vietnam. Ça faisait le même son d'oiseau dans l'émission quand il soulevait le couvercle doré et chaque fois que Lee l'ouvrait, il attendait que la voix de Kirk ou de Scotty lui demandait s'il était prêt à retourner aux étoiles. Son père lui a prêté une paire de pantalons noirs et de bottes noires et quand il a montré le résultat de leur travail hier soir avant le diner, ses parents étaient très impressionnés. Le costume me va très bien. Mais Halmoni...

- Pourquoi comme l’homme hayansaek[iii] à la télé? Halmoni a dit quand elle l’a vu. Ne pourrait-elle pas comprendre qu'il était supposé être un extraterrestre?

En sortant du bâtiment, l'air froid l’a frappé comme un couteau froid. Cela faisait sept ans qu'il vivait au Canada et Lee ne s'était jamais habitué à une température plus basse. Le monde commençait à se réveiller tout au long de la route. La famille grecque sur l'autre côté de la rue a allumé les lumières de leur épicerie. L'odeur de la sauce soja sortait du restaurant de monsieur et madame Xu. Félix, un Rwandais, a commencé à jouer de la musique dans son magasin de disques. Mais, tout ce que Lee a pu voir, c'est le grand M jaune du McDo, qui illuminait le quartier comme le soleil, même si l'étoile était cachée par les nuages.

Le métro était en retard, alors quand Lee est arrivé à l'école, le cours avait déjà commencé. Quand il a ouvert la porte, la leçon s'est arrêtée et tout le monde l’a regardé. Il était sous le regard des sorcières, des vampires, des cow-boys, des costumes populaires à Party City. Soudainement, Lee se sentait plus conscient de ses oreilles pointues. Pendant qu'il se précipitait vers son bureau, il pouvait entendre les voix provenant de mes camarades de classe.

- C’est quelqu’un de Star Wars, n’est-ce pas ?

- ‘Live long and prosper’, un zombie a dit, en faisant le salut Vulcan de manière inexacte.

- ‘Beam me up Scotty’

Lee n'avait pas la force de répondre à toutes les erreurs qu'il entendait et il s'est assis en silence derrière son pupitre. La phrase populaire 'Beam me up Scotty' n'a jamais été prononcée dans l'émission originale. Le professeur a commencé à rappeler les étudiants de la célébration culturelle qu'ils auront dans deux semaines. Chaque élève apportera un plat culturel du pays choisi et préparera un petit discours de quinze minutes sur leur culture choisie. Lee était si préoccupé par son apparence qu'il n'a pas entendu le professeur qui lui appelait.

- Terre à Spock, vous m’entendez ? 

Lee a commencé à hocher sa tête. Il ne savait pas pourquoi il le faisait, mais son professeur semblait satisfait.

- Bon, la dernière place sera occupée par Lee, qui nous présentera la Corée.

Lee s'est penché sur sa chaise. De tous les choix, la Corée était celle qu'il n'espérait pas avoir. Comment présenter une culture qui lui était étrangère?

….

- Halmoni, est-ce que je dois apporter ce truc ?

Halmoni a tourné la tête et elle a donné un grand sourire quand elle a vu Lee dans l'hanbok traditionnel de son grand-père. Le costume avait été fait pour quelqu'un trois fois plus grand que Lee, il avait l'air de se noyer dans les vagues de soie qu'il portait. Mais, dans les yeux d'Halmoni, c'était comme si elle était en train de voir son mari, une image de chez elle, pour la première fois depuis sa mort, il y a vingt ans. Elle lui a donné les deux contenants de kimchi et de kimbap qu'elle avait préparés le soir précédent, un grand bisou sur la tête et en très peu de temps, il se trouvait en dehors de son appartement. Avec un grand soupir, Lee a commencé son trajet vers l'école.

Pourquoi est-ce qu'il avait accepté de présenter la Corée pour la journée culturelle ? Le moment où Halmoni a entendu ce nom familier, elle a immédiatement commencé à faire une liste de choses à préparer. C'était presque comme si elle avait fait le projet à la place de Lee, comme si c'était plus important pour elle. Elle lui avait donné l'hanbok qu'il portait. Elle avait cuisiné pour la première fois depuis qu’elle était venue rejoindre la famille au Canada il y a trois ans. Elle avait dû marcher trois quartiers d'aller et de retour, dans le froid canadien, pour acheter des provisions du marché coréen. L'odeur du kimchi s’est répandue dans l'appartement pendant presque une semaine. Lee voulait lui dire de ne pas mettre autant d'efforts, mais chaque fois qu'il a ramassé le courage de la confronter, il s’est arrêté en regardant la joie sur le visage de Halmoni. On dirait que le projet de Lee était l'équivalent d'un billet d'avion pour son pays natal. Finalement, elle aurait la chance de lui montrer d'où il venait. Alors, Lee n'a rien dit, pour qu'elle puisse être heureuse.

C'était pourquoi Lee avait passé ses soirées en écoutant les légendes que Halmoni lui lisait en coréen. C'était pourquoi il avait appris à dire l'introduction de son discours en coréen. C'était pourquoi il portait avec lui un disque compact de musique traditionnelle coréenne à jouer pendant sa présentation. C'était pourquoi il faisait tout cela. Alors, pourquoi est-ce qu'il se sentait si mal à l'aise ?

Le vent froid semblait plus sévère contre sa peau pendant qu'il marchait vers le métro. Beaucoup de choses ont changé dans la rue ces deux dernières semaines. La famille grecque a dû retourner en Grèce, alors les lumières de leur épicerie n'étaient pas allumées. Le restaurant des Xu sentait des hot-dogs et des hamburgers. Et le magasin de Félix ne jouait pas de musique jazz. En effet, personne ne l'avait vu en presque une semaine. Malgré ceci, la lumière jaune qui provenait du signe de McDo continuait à imposer sa lumière sur le quartier.

Grâce au métro, qui était encore en retard, Lee est arrivée à l'école en retard. Quand il a ouvert la porte, la classe était en train d'arranger les pupitres dans un cercle pour faciliter l'atmosphère d'une foire. Soudainement, Lee s’est senti très consciente de son apparence et de l'odeur qui sortait de son contenant. Pendant qu'il se précipitait vers sa table, il pouvait entendre les voix provenant de ses camarades de classe en s'approchant à sa place.

- C’est un costume chinois, n’est-ce pas ? Je l’ai vu dans un film de Jackie Chan, disait un garçon qui présentait la France. Il était déguisé comme un artiste de mime, en tenant une baguette.

- Avez-vous échappé à la Corée du Nord, Lee ?, disait un autre garçon, en costume de mariachi avec un sombrero.

- ‘Salangha’, disait une fille devant un grand, comme si c'était la même chose que de dire bonjour.

Lee voulait que tout le monde s'arrête de le regarder. Il avait déposé ses contenants sur son pupitre, mais il ne les ai pas ouverts. Il n’a pas mis les CD de Halmoni dans le lecteur de CD, sachant que la seule musique que les enfants reconnaissaient de la Corée serait le Kpop. Son professeur s’est approché de son pupitre.

- Bonjour Lee. Qu’est-ce-que vous pouvez me dire à propos de votre pays ?

Lee regardait les cartes qu'il avait préparées, avec l'introduction écrite en alphabet coréen avec la prononciation phonétique en dessous de chaque mot. Il sentait la sueur qui commençait à tomber goutte à goutte le long de son cou. Soudainement, toute la pratique qu'il avait faite, s'est effacée de sa tête. Il se tenait fixe sur place, incapable de dire un mot. Il pouvait sentir les sons étrangers sur sa langue, qui voulaient échapper de sa bouche. Mais il ne l'ouvrait pas. Toute la classe était maintenant en train de le regarder. Il voulait déchirer l'hanbok de son corps. Il ne voulait plus jouer ce rôle. Il voulait être normal. Avant qu'il le sache, il a commencé à pleurer. Il ne savait pas pourquoi ça lui arrivait, mais il pouvait déjà voir le visage d'Halmoni quand elle entendait ce qui s'est produit aujourd'hui. Mais Lee savait que ce n'était pas Halmoni qu'il avait déçu, c'était tout le pays d'où elle venait.

….

Dans le noir de sa chambre, Lee pouvait entendre ses parents en train de se disputer avec Halmoni. C'était la première fois que Lee entendait ses parents parler le coréen. Ils utilisaient le <<fran-éen>> parfois dans la présence de Halmoni, pour qu'elle comprenne. Elle était seulement arrivée au Canada pendant qu'ils habitaient à Montréal. Lee ne comprenait pas les mots étranges, mais il savait de quel sujet ils parlaient.

Peut-être qu'ils étaient fâchés que Halmoni ait forcé Lee de porter l'hanbok. Peut-être que c'était parce que Halmoni a préparé le kimchi et le kimbap, que personne n'avait touchés, car Lee ne les avait jamais offerts. Peut-être que c'était, car Halmoni lui avait forcé d'apprendre une présentation dans une langue qui ne lui convenait pas. Peut-être que c'était à cause de tous ces facteurs-là.

Mais Lee n'était pas seulement fâché contre Halmoni. Il n'était pas seulement fâché contre les autres étudiants, vêtus dans des costumes culturels stéréotypés par l'Occident, qui a transformé la célébration culturelle en un autre jour d'Halloween. Ce n'étaient pas seulement les commentaires qu'ils ont dits et les regards qu'ils lui ont donnés quand il a couru hors de la salle de classe, car il se sentait trop gêné.

Non, Lee était fâché contre tout le monde. Contre Halmoni, qui essayait de forcer une culture sur lui qui n'était pas la sienne. Contre ses parents pour leur incapacité de lui donner la chance d'avoir une vie stable. Contre les autres élèves, qui absorbaient seulement ce que l'Occidental leur disait, créant une illusion du monde qui ne correspondait pas à la réalité. Contre cette infernale lumière néon du signal de McDo, qui brillait si fort dans ses yeux la nuit, même quand tous les petits magasins dans la rue étaient fermés. Si seulement il pouvait s'échapper...

Soudainement, Lee avait une option. Du coin de son œil, il pouvait voir son communicateur. Il le prenait et soulevait le couvercle doré, le son d'oiseau indiquant que la communication était établie.

- Lee au Enterprise. M’entendez-vous ? Enterprise...

Lee attendait. Il attendait une réplique de Capitain Kirk ou monsieur Spock, qu'il serait enlevé de ce monde et transporté aux étoiles, pour trouver de l'aventure. C'est en ce moment que Lee comprenait ce qu'il voyait en Spock. Les deux étaient coincés entre deux mondes, Vulcan/Coréen et humain/Occidental. Ce que Lee espérait trouver, c’était quelqu'un qui pourrait l'aider à trouver son équilibre. Il a attendu une réponse pendant toute la nuit.

 

[i] Mot coréen pour <<cochon>>

[ii] <<Grand-mère>>

[iii] Blanc

 

À propos de l’auteur 

Justin Huh est un étudiant en quatrième année à l’Université de Toronto, en train de finir une double majeure en littérature anglaise et française. Il adore créer et écrire des histoires, surtout la science-fiction. Il ne manque jamais un nouvel épisode de Star Trek.