Ramy Zhang
La vie de Kat pourrait peut-être être utilisée comme un profil typique de jeune femme active dans une étude démographique de Toronto. Elle vit seule dans un bel appartement et possède un emploi très stable, dans une entreprise d’informatique qui se développe. Elle a un groupe d’amis avec lequel sortir les vendredis après le boulot. Sa vie de tous les jours est sans surprise, paisible, satisfaisante… Sauf qu’elle ne l’est pas.
Kat est, il n’y pas d’autres mots, épuisée. Elle se réveille, elle travaille, elle rentre chez elle, elle travaille plus pour rattraper ses collègues puis elle dort. Son emploi qui devrait être fascinant et épanouissant n’est rien d’autre qu’une besogne difficile. Elle se sent coincée, insatisfaite et abattue par la corvée qu’est sa vie quotidienne. Kat rêve constamment de s’échapper de ce cauchemar, pour que tout s’arrête même quelques jours.
Un matin après avoir passé une troisième nuit blanche consécutive pour son emploi, Kat se rends compte que tout l‘effort qu’elle consacre à son travail ne vaut rien si ça ne lui apporte aucun sentiment de joie, ni de satisfaction. Pourquoi travailler aussi dur pour quelque chose qui ne la passionne pas ? Ses larmes d’épuisement sont les dernières gouttes qui font déborder le vase.
Elle décide qu’elle doit faire quelque chose, n’importe quoi, pour améliorer son sort. Et donc, le lendemain, elle quitte son emploi et achète un billet d’avion pour Paris, France, un aller simple.
Le pain au chocolat
Son arrivée à Paris remplit le cœur de Kat d’un sentiment d’espoir bien qu’elle tente de modérer ses attentes. Dans tous les petits coins ensoleillés de cette belle ville, elle trouve une occasion de se façonner une nouvelle vie.
Après s’être installée dans son hébergement, Kat se dirige vers la pâtisserie voisine pour s’acheter un petit-déjeuner. En franchissant le seuil de la vieille porte, elle est soudain enveloppée par une atmosphère délicieusement chaleureuse. Les pâtissiers derrière le comptoir saluaient tous les clients tout en produisant rapidement des plaques débordantes de viennoiseries fraîchement cuites.
Avec beaucoup de difficulté, Kat choisit finalement d’acheter un pain au chocolat avec un café, et se balade paisiblement en direction du parc d’à côté pour s’asseoir et prendre son petit-déjeuner. C’est une journée pleine de magie.
Entre bouchées, Kat s’est rendu compte à ce moment-là que c’est la première fois, depuis des années, qu’elle peut manger quelque chose de délicieux sans être anxieuse ou préoccupée par autre chose. C’est la première fois qu’elle peut profiter de l’instant présent et jouir de la beauté de la vie. La première fois qu’elle ne doit pas avoir peur de passer une autre nuit blanche. Tout à coup, des larmes lui viennent aux yeux—et comme si une digue cédait, Kat fond en larmes, son pain au chocolat à demi mangé.
Quand la vague de larmes se retire finalement, une femme âgée étrangère ayant l’élégance d’un saule et la douceur d’une plume s’arrête en face de Kat. Confuse, Kat lève lentement sa tête et se retrouve piégée dans un regard vert perçant. Silencieusement, la femme sort un mouchoir de son sac de cuir et l’offre à Kat, qui l’accepte machinalement.
- Ça va ?, demande finalement la femme, d’une voix douce et un peu rauque.
- Euh… oui, merci. Évidemment un peu troublée, mais bon. Et vous, madame…?
- Hélène. Hélène Moreau. Prends le taureau par les cornes, chérie. Ne pleure plus. C’est jamais la fin du monde quand on est jeune comme toi, assure mystérieusement Hélène. Viens! Suis-moi.
- Euh…? Attendez ! Madame Moreau… où allons-nous? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Madame !
- Appelles-moi Hélène. Viens !
C’est ainsi que Kat se retrouve emportée par la tempête de cette femme qui s’appelle Hélène Moreau. Elle suit docilement les pas de cette dernière à travers les ruelles étroites de Paris jusqu’à une vieille maison, encadrée de tous côtés par de nouveaux bâtiments.
Le souper
En rentrant dans la maison d’Hélène, les cinq sens de Kat sont éveillés de toute part. Son nez se réjouit de l’odeur délicieuse de biscuits fraîchement cuits, et ses yeux se régalent des reflets de lumière arc-en-ciel qui scintillent partout dans la maison grâce au vitrail du salon. Elle s’imagine transportée dans une autre dimension. Kat ne peut s’empêcher d’être émerveiller par la collection d’objets éclectiques d’Hélène—c’est comme si elle avait un petit morceau de chaque partie du monde dans cette petite maison.
Dans le salon, il y a un cabinet chinois pour y mettre ses souliers, et au-dessus du cabinet est posée délicatement une statuette blanche de Vénus, entourée de quelques horloges antiques. Hélène lui fait signe de la suivre et Kat obéit, avançant à pas hésitant vers la cuisine, observant silencieusement toute sa collection. Elle remarque même quelques parchemins qui semblent incroyablement vieux, éparpillés négligemment sur un bureau de chêne.
- Combien d’années avez-vous vécues dans cette maison ?, demande Kat.
- Trop, répond Hélène, sans élaborer.
Kat décide de ne pas insister. Sans un mot, les deux femmes arrivent dans la cuisine lumineuse et Hélène lui passe un moule à madeleines. Kat lui jette un regard interrogateur, mais ne reçoit pas d’explication. Toute ce mystère est en train de la rendre folle, et elle ressent soudainement une vague de frustration qui monte dans son corps. Qui est cette vieille femme étrange ? Pourquoi est-ce qu’elle l’a suivie sans la questionner et pourquoi est-ce qu’elle s’est soumise à ses singeries insensées et mystérieuses alors qu’elle pourrait être en train de voir la Tour d’Eiffel ? Pourquoi est-ce que cette folle reste de marbre et ne lui explique jamais ce qu’elle fait ? Toutes ces questions inondent tout à coup le cœur de Kat et elle doit réprimer le cri d’impatience et de frustration qui monte dans sa gorge.
Soudain, une main ridée se place doucement sur son épaule. Hélène s’est enfin retournée pour regarder Kat et elle secoue sa tête.
- Calme-toi, Kat. Où penses-tu aller ? Que penses-tu faire ? T’es pas ici pour seulement un ou deux jours. On se calme le pompon. Vis dans le présent.
- Dé-désolée, Hélène. J’suis juste mal en point parce que je suis pas habituée à ça.
- Je sais. Et c’est pour ça que t’es venue jusqu’ici, non ? Fais-moi confiance, alors.
Kat respire profondément et s’appuie finalement sur le bord du comptoir tandis que l’autre femme se retourne pour fouiller dans son garde-manger.
Les heures qui suivent et jusqu’à ce que le soleil se couche dans l’horizon, les deux femmes travaillent silencieusement dans la cuisine, préparant une cinquantaine de madeleines, un pot-au-feu, des pâtes, et une variété de plats délicieux comme si elles cuisinaient pour une armée.
Lorsqu’elles s’assoient pour manger, Hélène brise finalement le silence pour régaler Kat avec des anecdotes hilarantes de ses voyages durant sa carrière de diplomate. Quand les bols sont parfaitement vidés et les histoires d’Hélène terminées, et après quelques moments de silence confortable la vielle dame prend les mains de Kat tendrement et lui dit :
- Kat, écoute-moi. Toute ta vie, tu vas être en quête de succès. Tu vas chercher à rendre tes parents fiers, tu ca chercher l’approbation de tes collègues. Tu voudras ajouter des zéros sur ta fiche de paie.
Mais Kat—tout ça ne vaut rien si toi, tu ne t’arrêtes pas pour considérer les choses qui sont véritablement importantes dans la vie, les choses qui peuvent t’offrir une vraie joie. Tu dois apprécier les petits moments précieux de ta vie, parce que 50 ans plus tard, ce sont ces moments qui vont te manquer le plus.
Kat contemple ces mots silencieusement.
- Mais ces moments, je ne me permettrai jamais de les savourer si je n’ai pas atteint un certain niveau de succès. Sinon, ma vie n’aura pas de sens.
- Mais si ! Mais si, Kat ; aujourd’hui, n’as-tu pas vécu des moments simples mais précieux ? N’étaient-ce pas des moments importants ? Ta vie n’est rien d’autre que le moment présent, Kat. Tu dois apprendre à le chérir. »
Kat et Hélène se regardent pour un très long moment. Finalement, Kat demande d’une voix rauque :
- Après aujourd’hui, je peux te voir encore une fois, Hélène ?
Hélène sourit.
- Ça va sans dire.