Tels pères mais pas tels fils

Matthew Landon

 

Aujourd’hui, maman est morte. Je me suis réveillée décalqué à cause de la veille passée à boire avec mes potes jusqu’à être ronds comme une queue de pelle. Je voulais gerber... Mais la nuit était top. C’était quand même déjà l’après-midi. Je suis allé à la cuisine pour prendre un verre d’eau. Après que j’ai bu de l’eau comme un soiffard, je suis retourné dans ma chambre pour me rouler un joint. Je venais juste d’acheter une nouvelle souche de beuh et mon dieu elle était tellement kiffante. Elle était parfaite pour se fonceder complètement. J’ai roulé un beau petit joint, j’ai pris mon feu et je me suis cassé de la maison. C’était une très belle journée, genre, quelques nuages mais quand même ensoleillée. J’ai traversé un terrain de foot pour aller à la forêt dans laquelle je pouvais fumer mon spleef. J’ai allumé mon joint et j’ai tiré dessus direct. J’ai fait une longue promenade dans la forêt. J’étais incroyablement foncedé, genre, plus que d’habitude. Une heure a passé puis je suis sorti de la forêt et j’ai vu qu’il y avait un match au terrain de foot. Les tribunes étaient pas mal remplies, mais j’ai décidé d’aller m’asseoir pour, genre, 30 minutes. « Bouffer », me suis-je dit. « Je boufferais bien une poutine, le fromage et la sauce dégoulinants, comme celles qu’on trouve dans les bar crasseux de Montréal ». Les gamins étaient mignons mais ils jouaient comme de la merde. Complètement nul au foot. J’étais sur le point de me tirer quand un des gamins avec le ballon a fait une échappée. Juste avant qu’il ne puisse tirer, un joueur de l’autre équipe lui a fait un croche-pied. Sur le sol, le gamin a crié « qu’est-ce qui t’as pris, putain ? ». L’autre gamin a répondu « Va te faire foutre, fils-de-pute. Et nique ta mère par-dessus ça ! » Tout le monde dans les tribunes était bel et bien baba.

 

Le silence vacillait dans l’air comme une hache suspendue au-dessus de nos têtes. Un silence à nous faire dresser les cheveux sur la tête. À ma droite, un mec a fait tomber son hot-dog et la moutarde a éclaboussé sa chemise, un peu comme des rayons du soleil, genre, art moderne. À ma gauche, un couple chuchotait confus et choqué Les murmures se sont répandus dans toutes les tribunes.  À l’opposé du terrain, l’arbitre, sifflet à la bouche, n’arrivait même plus à siffler. Bon, y avait pas mort d’homme, mais quand même on n’entend pas souvent les gamins utiliser ce type de langage, genre, jamais. Un grincement de métal m’a fait tourner la tête. En haut des tribunes, au dernier rang, un énorme mec, avec un visage rugueux de colère, se tenait debout. Il me donnait l'impression d'un mec qui avait les nerfs à fleur de peau. Son poids a fait trembler les tribunes et il a failli tomber. À toutes jambes, il descendait les tribunes, chaque pas était un mini tremblement de terre. Arrivé sur le terrain, il s’est dirigé directement vers l’arbitre. L’arbitre a essayé de dire quelque chose au mec pour le calmer, mais le costaud  avait pas la langue dans sa poche. Face à l’arbitre, il a commencé à lui crier dessus et l’arbitre est devenu le plus pâle des blancs, un fantôme. Le mec qui était descendu, c’était Anthony, le père de l’enfant qui avait fait trébucher l’autre gamin, Lewis. En criant, ses veines gonflées sur son cou épais et les fibres de sa chemise s’accrochaient à la vie. Tout d’un coup, le cri d’une meuf a résonné à travers le terrain et jusque dans la forêt. Sa femme l’a alors suivi et s’est placée à son tour en face de l’arbitre. Elle était pas grande comme Anthony, mais pas mal virile, comme en témoignait la fine moustache qu’elle portait fièrement sur sa lèvre supérieure. De l’autre côté du terrain, dans l’autre but, le gosse qui avait trébuché, Jacques, parlait avec ses parents. Gilles, le père de Jacques, lui a dit de s’asseoir puis s’est dirigé vers l’arbitre, sa femme sur les talons. Ils semblaient sérieux mais quand même calmes. Du coin de l’œil, j’ai vu Lewis marcher vers Jacques.

 

La femme de Gilles avait les cheveux longs et bruns et de beaux yeux bleus radieux. Elle était super en forme, genre, l’exacte opposée de la femme d’Anthony. C’était comme si sa silhouette parfaite n’existait que pour se moquer de ce genre de meuf. En un mot, elle était canon, putain. Son mari était pas aussi sexy… Il était pas si beau, mais quand même charmant. Il avait l’air d’être bien dans sa peau, calme et intelligent. Il n’avait probablement pas une cervelle de piaf, comme le véritable beauf Anthony. Il avait de l’allure, donc, c’était plutôt normal qu’on le trouve attirant. Cette altercation allait être, eh bien… intéressant. Ça allait être à l’image d’une bataille entre les vikings et les saxons de l’ouest. Je me suis retrouvé en milieu des deux couples. Gilles, détendu, se tenait en face d’Anthony. Je restais assis, l’action se déroulait devant moi. Anthony était déjà en colère, il criait à tue-tête. Sa vulgarité m’a impressionné. Un académicien des gros mots, quand même, un poète. Il voulait que Jacques ne joue plus jamais dans la ligue de son fils. Sa tête tournait vers l’arbitre, comme Regan dans l’exorciste, puis vers Gilles, puis vers la femme de Gilles, puis vers l’arbitre, puis vers Gilles, puis vers la femme de Gilles et même, sans doute par accident, vers sa femme. Il a dit que ce genre de langue devrait pas être utilisé dans une ligue de foot pour les gosses. L’hypocrisie m’a fait mourir de rire. Putain, genre, il se plaint des gros mots ?

 

Dans sa brève… euh… diatribe, il m’a déjà appris plusieurs super formulations de vulgarité brutale. En fait, j’ai beaucoup apprécié sa fougue. Mais j’ai fait une erreur grave. Il m’a entendu rire. Il s’est approché de moi les poings serrés. Euh oh. Ses pas s’accéléraient. Jusqu’au moment où un seul pas de plus le mette face à moi, mais Gilles s’est soudain mis entre moi et monsieur bœuf. Il a mis une main sur sa poitrine. Son état de calme a disparu pour être remplacé par la colère. Anthony a brusquement retiré la main de sa poitrine. J’étais tenté de fuir de cette merde, mais je me suis dit, « bah pourquoi pas? », j’avais hâte de voir qui gagnerait cette lutte. Le grand bœuf ou le mec zen. 

 

Un silence a encore résonné dans l’air. Est-ce que ces mecs allaient vraiment se battre à un match de foot pour enfants ? Putain, j’avais seulement voulu fumer de la beuh au parc (en fait, cette tâche avait été accomplie, mais tout de même). J’étais arrivé comme un cheveu sur la soupe. Quel désastre. Genre, ils allaient se battre dans quel but ? À ce moment-là, Anthony a serré les poings encore plus fort, ses articulations ont failli être propulsées en dehors de ses mains. Il était prêt à partir en guerre, cela était bien clair. Un air de calme est revenu sur le visage de Gilles, mais on aurait pu dire qu’il avait encore un tout petit peu de moutarde qui lui montait au nez. À partir de ce moment-là, Anthony a pris une résolution, il allait attaquer Gilles. En un clin d’œil, il a poussé Gilles, prouesse inattendue pour un mec de cette taille. Gilles a trébuché quelques pas en arrière vers moi. À mon grand plaisir, il a failli me tomber dessus. La moutarde était bien dans son nez maintenant. Quand il a repris pied, il s’est jeté sur Anthony et l’a poussé aussi. À cause de la taille énorme du bœuf, c’avait pas le même effet grandiose que lorsqu'il avait été poussé. Quand même, la force était pas mal suffisante pour faire trébucher Anthony, mais juste un peu. David et Goliath se tenait debout en se regardant fixement.

 

Sans le savoir, l’arbitre a démontré sa capacité à désamorcer la situation par l’humour, en le sifflant. Est-ce qu’il a pensé que cela pourrait être utile, genre, du tout ? Malheureusement, les mecs l’ont pris comme le coup de feu qui annonce le début du Tour de France. Ils ont fait quelques pas l’un vers l’autre et ont commencé à se battre. Comme ils n’étaient les meilleurs boxeurs, ils ne se sont pas faits. L’arbitre a sifflé encore et j’ai dû m’empêcher de rire, genre, aux éclats. Au départ, Gilles était au-dessus d’Anthony, puis Anthony au-dessus de Gilles, puis Gilles au-dessus d’Anthony. Ni l’un ni l’autre ne gagnait forcément, mais Gilles m’a surpris, il était quand même plus fort qu’il en avait l’air. Moi et l’arbitre nous sommes regardés. Avec un soupir, je savais ce qu’il voulait, même sans le dire. Je me suis levé de mon banc et on a commencé à courir vers les mecs, ils étaient maintenant complètement couverts d’herbe fraîche.

 

Mon esprit était divisé entre le désir de bouffer et d’avoir fini avec ce misérable scandale. Moi et l'arbitre sommes arrivés à maîtriser Anthony. Le fils-de-pute sentait comme de délicieuses frites. Putain, j’avais faim. Les femmes ont continué à s’insulter. Gilles s’est levé et il semblait vouloir battre ce mec comme du plâtre. Deux autres mecs ont sauté des tribunes pour le retenir. Et putain, je voulais des frites. En ce moment, quelque chose d’incroyable s’est produit. Quelque chose encore plus incroyable qu’un enfant qui crie « nique ta mère ! ». Jacques, l’un des deux gosses, a dit à voix basse « s’cuse-moi ». Sa voix était couverte par la pseudo-guerre entre les mères et les pères. « Excusez-moi ! », a-t-il répété. Gilles, son père, était le seul à avoir remarqué le petit Jacques : « Chérie, regarde Jacques ! ». Tous les parents ont arrêté de crier et ils ont dirigé leur attention vers Jacques. « Maman ça va, on est amis maintenant. » L’autre enfant Lewis a confirmé « Ouais ! On a dit qu’on est désolés et on est amis! ». Les gamins se sont embrassés. Les parents ont mis fin au conflit. L’arbitre et moi avons lâché Anthony. Les deux autres mecs ont lâché Gilles. Tout le monde a pris une très grande inspiration. Gilles et sa femme ont pris Jacques par la main et se sont dirigés vers leur bagnole. Jacques s’est tourné vers Lewis, son nouvel ami et lui a fait signe. Peu après, les gens dans les tribunes se sont cassés. Il restait que moi et l’arbitre.

 

« Merci beaucoup hein. »

 

« Pas de problème fréro. »

 

« Pourquoi tes yeux sont-ils si rouges ? »

 

« Les allergies… »

 

Je suis parti du terrain pour rentrer chez moi, j’avais un train à prendre pour les funérailles de ma maman à Marengo. Mais d’abord, je devais aller m’acheter des frites, putain.

 

À propos de l’auteur 

Matthew Ross Landon est un acteur primé originaire d'Ottawa, en Ontario. Il a travaillé principalement dans le domaine du théâtre en tant que metteur en scène, éclairagiste, costumier et accessoiriste. Il est maintenant étudiant de premier cycle et effectue des recherches pour le WISH Lab de l'Université de Toronto afin d'étudier la relation entre les objectifs de vie et le bonheur.