L’héroïne ordinaire

Magdalena Binczyk

 

C’est un vendredi soir d’octobre. Mona, une jeune travailleuse sociale, quitte son travail à l’hôpital « Paris Aide Santé Mentale » près de la gare St Lazare et se dirige vers l’arrêt de bus près de la station Porte de Champerret. Elle est contente, mais pressée, ses enfants en bas âge l’attendent à la maison. « Mes pauvres bambins, ils ont pas faim j’espère… », se dit Mona. Ses cheveux bruns volent au vent lorsqu’elle se précipite vers l’arrêt. La dernière lumière du jour se reflète sur ses lunettes démesurées. Au premier coup d’œil, elle ressemble à une étudiante d’école secondaire : ses traits délicats et sa petite taille donnent l’impression qu’elle n’a pas plus de seize ans. À sa gauche, les vendeurs fatigués ferment leurs magasins dans les vieux bâtiments gothiques, à sa droite, les restaurateurs nettoient précipitamment après leurs derniers clients. Les rues vides ont l’air tranquille, comme si elles ressentaient l’esprit détendu de la fin de la semaine et se préparaient pour la nuit. Face à Mona, les feuilles multicolores décorent les arbres et dansent dans le vent en tombant des branches. Quand Mona arrive finalement à l’arrêt, le bus y est déjà et elle est la seule passagère. Elle monte dans le bus en pensant à tout ce qu’elle doit faire : « Mes parents arrivent ce weekend, je dois encore acheter d’la bouffe… Oh ! Et Pierre a un rendez-vous chez le dentiste… Merde, j’ai presque oublié… ». Mona s’endort. Quinze minutes plus tard, une adolescente monte dans le bus. Ses vêtements larges et sales pendent de son corps frêle, et ses cheveux blonds couvrent son visage rond. Comme Mona, elle a des traits délicats, mais son regard fixé sur le sol donne l’impression qu’elle veut se cacher, disparaitre. Ses petits yeux sont désespérés comme si elle venait d’apprendre une triste nouvelle. Elle passe près de Mona, qui est toujours endormie, discutant sur son téléphone portable : « Je m’en fous. J’vais sauter. C’est fini… tu m’entends ? », dit-elle d’un ton sévère, sans réaliser la présence de Mona. Elle va s’asseoir au dernier rang. Elle regarde par la fenêtre, essayant de retenir ses larmes. Mona l’entend et se réveille, horrifiée. Elle ne peut pas croire ce qu’elle a entendu. « Purée ! Je dois aider cette pauvre fille… mais comment… » Surprise et inquiète, elle commence à planifier la manière dont elle va l’aider.

 

Quelques minutes plus tard, le bus s’arrête. L'adolescente sort à la station Anatole France. Comment l’approcher, comment lui demander qu’est-ce que… « HEY !! », crie Mona en sursautant. Perdue dans ses pensées, elle vient de réaliser trop tard que la fille est partie. Heureusement, elle est seule dans le bus, donc elle n’est pas embarrassée. « Non, non, non ! Elle voulait sauter... donc c’est possible que le train... la voie ferrée... elle va vouloir sauter sur la voie ferrée ! Merde... », pense Mona, son sang se glaçant dans ses veines. « Eh, Monsieur, excusez-moi, pourriez-vous revenir au dernier arrêt...? C’est un cas d’urgence... » Dit-elle. « Non, Mademoiselle, j’peux pas. Désolé. », répond-il. Désespérée, Mona imagine la pauvre fille s’approchant vers la ligne de sécurité, passant de l’autre côté discrètement et puis, faisant un pas dans le vide : franchissant la frontière de sa prochaine vie. Le cœur de Mona bat la chamade. « Je dois agir vite...je dois la sauver...je dois prendre le taureau par les cornes. », pense-t-elle. Deux minutes plus tard, le bus s’arrête. Mona sort en courant vers la station métro Anatole France déterminée à arrêter la fille. Au moment où elle y arrive, elle voit un policier devant la station. Noyée par la foule, elle essaie de capter son attention. « Monsieur ! », crie-t-elle en fanant des signes avec ses bras. « Je m’excuse ! Il y a une fille... une adolescente », dit-elle, à bout de souffle. « Elle porte des vêtements déchirés... je crois qu’elle va sauter sur la voie... pourriez-vous m’aider ? » Le policier la regarde, médusé, mais il réagit vite : « On y va, je vous suis ! », dit-il. Ils se précipitent immédiatement dans la station métro. Mona regarde à sa gauche, puis à sa droite, essayant de trouver la fille dans la foule, mais en vain. Les minutes paraissent durer des heures. « J’fais quoi si elle a déjà sauté et que personne l’a vue ?! », s’inquiète-t-elle. Les jambes en coton, elle se tourne vers le policier : « Je pense qu’elle n’est plus là....» Tout à coup, Mona s’arrête. Elle voit la fille du coin de l’œil : elle monte dans le train de l’autre plateforme. C’est le plus important : la fille est en vie, mais elle leur glisse entre les doigts. Mona court vers le train, mais les portes se ferment juste avant qu’elle puisse l’attraper. Dans ce chaos et dans cette obscurité, tout devient clair : « j’dois attraper le prochain train... », dit Mona, cette fois à haute voix.

 

En attendant le prochain train, Mona constitue son plan d’attaque. « Si on y va tous les deux, avec le policier, ça sera beaucoup plus facile d’aider la fille… », pense Mona. « Ah, Monsieur, pourriez-vous… », dit-elle. En se retournant, Mona réalise que le policier n’est plus là : il s’est perdu dans la foule.  « Mince ! Il est où ?! », s’exclame Mona, poussée à bout. Le métro arrive à point nommé et Mona n’a plus de temps de penser. « Si j’veux la sauver, j’dois agir vite. » Sentant son niveau d’anxiété augmenter, Mona décide courageusement : « J’irai seule ». Elle monte quelque part dans le métro d’un pas déterminé. Sachant que la prochaine station Pont de Levallois Becon est la dernière, elle peut suivre la fille et essayer d’empêcher cette tragédie. Le métro part et elle réfléchit : « Mais pourquoi elle a pas sauté sur la voie dans l’autre station… qu’est-ce qu’il l’en a empêchée ? Ça c’peut que cette station est une signification particulière. Elle va donc vouloir le faire là-bas... » Employant ses compétences psychologiques, Mona souhaite se mettre à la place de la fille afin de la comprendre et de l’aider. « Mais j’vais faire quoi si j’arrive pas à la trouver ? Si chui en retard ? Si elle s’est déjà foutue en l’air…? » Mona imagine une scène avec des policiers stoïques demandant à la foule de reculer, des badauds voulant satisfaire leur curiosité, des enfants qui se cachent derrière leurs mères et des ambulanciers qui poussent un brancard avec un drap blanc couvrant un corps sans vie. Le train s’arrête. Elle est éjectée de son imagination. Les portes s’ouvrent et une sueur froide coule sur son visage. Elle regarde à sa gauche, elle regarde à sa droite, elle regarde devant elle, mais en vain. Mona parcourt la station d’un bout à l’autre. Elle va à l’autre plateforme. « Peut-être que la fille a décidé de retourner à l’autre station... », pense Mona « Non, c’pas logique… ». Frustrée de ne pas avoir de réponses à ses questions, Mona quitte la gare. Elle se dirige vers le Pont de Levallois. « Mais où est-elle ? Quel est son plan… pourquoi arriverait-elle dans une station de métro disant qu’elle va sauter… si ce n’est pas vrai… est-ce que c’était qu’une menace ? Était-elle sarcastique ? Si oui, oh... Je n’vais pas passer l’éponge aussi facilement ! », pense Mona, épuisée. Ses pieds lui font mal, son estomac gronde et elle commence à s’inquiéter pour sa famille. Mona voit un café proche du pont où elle veut se reposer un instant. « Ah chui trop fatiguée… et j’ai besoin de caféine pour me concentrer sur la suite. » À ce moment-là, Mona s’imagine avec un café dans la main, se relaxant finalement. Elle secoue la tête pour revenir à son but premier : “peu importe… j’dois quand même informer la police qu’il y a une fille comme ça qui est dans les alentours... »

 

Mona prend son téléphone portable et compose le numéro de la police. Elle continue de s’avancer vers le pont. « Ah zut ! Pourquoi ils ne répondent pas ? J’vais essayer encore une fois… » Malheureusement, Mona ne réussit pas à les contacter. Elle essaie avec détermination pendant une quinzaine de minutes, mais sans réussite. « Non… je vais pas réussir… je peux pas la sauver… elle peut être n’importe où maintenant… » Désespérée, Mona se plante sur un banc, à côté de l’arrêt de bus, et met sa tête entre ses mains. Dans ce beau coucher de soleil, le chaos  continue dans l’esprit de Mona qui ne peut pas penser à autre chose qu’à sa course poursuite. « Je n’ai pas pu… j’ai été trop lente… pourquoi j’ai raté l’arrêt de bus ? Je suis bête. » La lumière du bus s’approchant éclaire la rue et agit comme une distraction pour Mona. « Ah, où est mon portefeuille… ? », se demande-t-elle. « AAAAH ! » Tout à coup, un cri perce le calme apparent et fait sursauter Mona. Il vient du Pont de Levallois. « Oh, les ados… ils font les marioles, probablement contents du week-end ! », dit-elle de manière sarcastique, pensant qu’on est vendredi. « Laissez-moi seule ! Lâchez-moi ! » Elle entend un autre cri mais, cette fois, encore plus perçant. « Les ados… ils sont trop passionnés… », ajoute-t-elle. « ARRÊTEZ !!! NOOOON! » Les cris se font entendre de nouveau. Le bus arrive et s’arrête devant Mona. Elle fait un pas vers le bus avec l’intention de retourner chez elle. Mais une nouvelle idée nait dans sa tête : « Non, ça ne peut pas être la fille…la fille du métro…ma tête joue les Cassandre avec moi ! », pense Mona. Comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, Mona se rend compte que c’est la fille qui crie. Son cœur commence à battre la chamade. Ses jambes deviennent molles. Tout devient clair : « Quand elle a dit qu’elle allait sauter… elle voulait dire du pont… pas sur la voie… ! », réalise Mona. Elle renvoie le chauffeur de bus et se met à courir. Face au pont, Mona a une attaque de panique. Courageuse et déterminée comme elle est, c’est son talon d’Achille : chaque fois qu’elle se prépare à surmonter un obstacle immense, elle est pétrifiée par son angoisse. « Arrête ça, Mona ! Bouge-toi, fais un pas ! », s’encourage-t-elle, mais ses pieds pèsent une tonne et elle est prisonnière de son corps. Après quelques minutes qui semblent durer des heures, son angoisse la libère de son étreinte. Elle court vers la fille, épuisant toute son énergie. Lorsqu’elle arrive sur le pont, elle voit que la fille est maîtrisée par des hommes dont elle essaie de se débarrasser avec force. Elle s'agite dans tous les sens. Elle braille. Elle menace. La circulation s’arrête et quelques spectateurs s’attroupent pour assister à la scène. Quelques-uns d'entre eux appellent la police, l’horreur grandissant dans leurs yeux. D'autres regardent avec appréhension, ne faisant aucun effort pour intervenir. Mona vient à la rencontre de la fille qui se s’approche de plus en plus du vide. Elle lui tend la main, gentiment, disant : « nous voulons t'aider, fais-moi confiance. »

 

La fille arrête de lutter contre les hommes. Tremblante, elle s’assoit sur le bord du pont avec sa tête baissée et commence à sangloter. « Ma famille et mon mec m’ont lâchée…j’étais toute seule, sans-abri et… la vie a perdu son sens. Ça semblait être la solution… », explique-t-elle en pointant son doigt vers le pont. Mona la regarde avec tendresse. « J’ai vécu une situation un peu similaire quand j’étais jeune. Ma famille m’a lâchée aussi... J’avais d’la haine pour le monde entier ; j’étais furax contre ma famille, contre Dieu... Je me réveillais chaque jour dans la rue, voulant crever. J’pensais que ma vie serait à chier pour toujours… Un jour, les parents de ma meilleure amie m’ont tendu la main. Ils m’ont accueillie avec chaleur chez eux et m’ont montré d’la gentillesse. Ils sont la raison pour laquelle je suis en vie… » Elle s’arrête un instant, se rendant compte qu’elle vient de révéler son histoire personnelle. Elle continue. « Je m’appelle Mona. Je suis une travailleuse sociale. Je te jure sur ma vie, je vais t’aider à reprendre gout à la tienne…j’vais te trouver une famille chaleureuse qui va s’occuper de toi et qui va t’aimer pour toujours… fais-moi confiance. » La fille arrête de sangloter. « D’accord… », dit-elle, toujours tremblante. Mona la couvre gentiment avec son manteau et s’assoit à ses côtés. Quelques minutes après, l’ambulance arrive. Ses lumières blanches et brillantes éclairent le ciel, faisant un fort contraste sur la noirceur profonde de la nuit. Pendant un instant, les phares donnent l’impression que c’est le matin. Ils rappellent à Mona l’étoile de Bethléem : une lueur d’espoir et un nouveau commencement. Mona tend la main à la jeune fille et elles montent dans l’ambulance ensemble. Sur son portable, Mona voit qu’elle a reçu une dizaine d’appels de sa famille. « Mince ! Ma pauvre famille ! Mais ils comprendront… », pense-t-elle. En route vers l’hôpital, Mona regarde le ciel et tous les bâtiments aux alentours. Paris semble tranquille, comme si elle se reposait finalement, après une longue journée de travail. La fille s’est endormie, et les coins de sa bouche semblent relevés, comme si elle souriait.

 

A propos de l’auteure 

Magdalena Binczyk est une étudiante en psychologie et en français qui est dans sa quatrième année. Dans son temps libre, elle aime passer du temps avec sa famille et ses amis, se promener dans la nature et voyager dans de nouveaux pays. Au cours de ses récents voyages, elle a pris un cours de français à l’Institut de Touraine qui a suscité son intérêt envers la culture française. Plus tard, elle souhaite devenir une psychologue ou une enseignante de français.